JOURNAL D'ARMEL VEILHAN AU TRITON
22/01/2016. Denis Chouillet joue Pierre-Yves Mace, Song recycle
Partout dans le monde, à Madrid, au Caire, à Bobigny, à Sarajevo, à Téhéran... des anonymes postent sur internet une chanson qu'ils affectionnent pour la donner à entendre à celles ou ceux qui se trouvent loin de leurs yeux et tout près de leurs cœurs. Pierre-Yves Macé a eu l'idée subtile de recycler ces voix du monde qui laissent transparaître derrière elles les rumeurs de la cité, ou d'autres voix plus lointaines que la prise de son amateur a avalées par mégarde. Puis, tout en choisissant dans le fatras de ces vidéos, les découpant, les déformant avec ses machines électro-acoustiques (sans jamais les noyer) le compositeur-scénariste de son propre film imaginaire, a commencé de composer une partie pour piano en dialogue (comme une réponse à ces posts sonores) qu'il a confié pour notre plus grand plaisir à Denis Chouillet, l'interprète idéal.
Ainsi, le piano, souvent désigné comme le roi des instruments acoustiques (et donc aussi le plus solitaire de tous), rencontre d'autres solitudes, celles-ci non couronnées, d'autres cultures, d'autres chants perdus dans la trame infinie d'internet.
Sur la scène de la salle 2, un piano et un haut parleur qui change de couleurs au fils des mouvements, une idée de l'éclairagiste Clément Ona qui signe une lumière magnétique. Sorte de gueule, d'épouvantail par lequel nous arrive des lambeaux d'humanité. Il faut préciser que la bande sonore n'entre véritablement qu'après le premier morceau pour piano solo Accords et accros. Tout commence ainsi, par la vie des oiseaux, la légerté de leur envol, le chant de la nature. Puis, soudain cueillis par la partie diffusée, l'on se met à voyager entre le présent du piano de la salle de concert, le passé proche de ces voix enregistrés (You Tube n'est pas si vieux...), et le traitement plastic du compositeur qui réalise sa dernière bande bien à lui ou le babil des hommes répond à celui des oiseaux comme si l'on entendait Samuel Beckett répondre à Olivier Messiaen. Le premier faisait face à la mort, la fin ultime pour lui, le second croyant et catholique imaginait le paradis.
Seul au clavier, Denis Chouillet réussi à effacer l'architecture de la composition pour nous donner à recevoir physiquement cette musique très pensée.
Au début, comme si une main imaginaire venait nous bander les yeux, instinctivement l'on cherche à deviner où l'on se trouve ? La langue, le pays de l'enregistrement ? L'on fouille dans sa mémoire pour essayer de découvrir le lieu de la prise de son sur la carte des cinq continents. Alors nos propres souvenirs remontent à la surface comme la trace de sensations qui constituent nos existences : la rue, une fenêtre ouverte par laquelle se disperse les voix d'une fête, les voitures, la résonance d'une zone pavillonnaire, d'une cité, d'un port... Et puis soudain, alors qu'on se trouve à l'intersection des temps et des lieux, perdu, la guerre explose. Le brouillage sonore nous ramène aux communications du champ d'opération des bombardements, la voix des anonymes à la vie des populations civiles menacées. L'Iran, la frontière kurde, le Mali... tout est au loin et tout soudain circule autour de nous, tout près, et toute l'abstraction de cette violence lointaine se concrétise, s'humanisant ainsi. L'émotion arrive au paroxysme lorsque surgit la voix des enfants. L'on repense à Dostoïevski, à ce qu'il écrit sur l'injustice même lointaine à nos vies, cette culpabilité nécessaire à notre humanité et à notre conscience.Et en mon for intérieur, je me suis surpris à répéter avec lui et avec mon ami Miguel : qui donc nous pardonnera ?
Je voudrais dire tout mon amour pour cette écriture et cette si profonde interprétation de Denis Chouillet qui joue du piano comme les grands maître russes, avec tout le corps et la légerté des oiseaux par lesquels il a si bien initié ce concert rare.
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